Textes

Café citoyen de Charenton-le-Pont du 16 février 2016 

Après la COP 21, que peut-on faire localement ? 

Compte rendu de l’intervention d’Isabelle Moréteau, maître composteur


La demande formulée auprès d’Isabelle Moréteau, maître composteur, était de nous expliquer comment prévenir et réduire les bio-déchets en les transformant en ressources par le compostage, dans une économie circulaire. 
Elle a choisi de le faire au travers de deux expériences auxquelles elle a participé. 

Les réponses aux questions posées ont été intégrées à l'exposé dans un souci de cohérence. 

La première concerne l'expérience de Compos 13 : montage d’un pavillon de compostage dans le square Héloïse et Abélard (Paris 13ème) 
Il a fallu 5 ans pour qu’aboutisse ce projet de compostage de quartier : 
- A l’origine, une personne qui avait organisé un compostage en pied d’immeuble dans 
un ensemble locatif. 

- Un groupe conséquent et représentatif de plusieurs immeubles (Périmètre de 250m 
autour du square) s’est constitué pour porter le projet devant différentes instances 
(Bailleurs, Mairie de Paris...) 

- La nécessité d’une personne morale a conduit à demander la collaboration de 
l’association J’aime le vert. 

- La Mairie de Paris a fini par s’intéresser au projet : son accord était nécessaire pour 
l’autorisation d’occuper un espace public et pour la clôture de l’espace réservé au 
pavillon de compostage. 

L’inauguration et la mise en fonctionnement datent du 1er semestre 2015. 
Le financement de l’opération (40 000 euros) a été complexe d’autant plus qu’un emploi de salarié avait été jugé nécessaire pour transporter à l’aide d’un triporteur à assistance électrique les bacs des différents immeubles au pavillon de compostage. Cet emploi d'insertion a alors bénéficié d'aides publiques. Un financement participatif a permis de collecter 5000 euros. La Mairie de Paris a également participé. Les Fondations Truffaut, Nature & Découvertes ont participé (10%) sans aucune publicité sur le site. 
Le fonctionnement concerne aujourd'hui 200 foyers. Chacun dispose d’un bio-seau pour apporter ses bio-déchets au pavillon de compostage deux fois par semaine.
 L’intérêt de l’opération réside dans le fait que 15 tonnes par an sont détournées des ordures ménagères. Ainsi au lieu d’être un coût (Collecte et traitement par incinération) les déchets organiques deviennent une ressource en générant 4 tonnes de compost nécessaire à la fertilité des sols. Cela diminue également la production de gaz à effet de serre. 

L’opération est aujourd’hui un total succès. 
L'apport volontaire par foyer est de 2,5 kg alors que les estimations théoriques reposaient sur seulement 1,5 kg par foyer et par semaine.
 Le pavillon est ouvert 2 fois par semaine : des volontaires ouvrent le lieu, conseillent les nouveaux découpages, apport ou non de tel ou tel déchet, échange de pratiques, on pèse les seaux. Les permanences sont de 2 heures. Ces temps de permanence sont de véritables moments de convivialité : on discute recettes de cuisine, jardinage, enfants... Un enfant est venu faire un reportage sur le compost. Les bénévoles apportent souvent café et gâteaux pour profiter de ce temps partagé. D’autres bénévoles se chargent de la vérification du compost, mélangent les matières, découpent les gros morceaux si nécessaire, s’occupent de planter ou d’aménager le tour du composteur par un paillage au sol. Tous les apports sont pesés et consignés dans des tableaux chiffrés ce qui permet d’avoir un suivi réel des quantités. 
L'ouverture du samedi contribue à l'affermissement du lien social dans le quartier. Le retournement (deux fois par mois) et le tamisage en fin de cycle de compostage constituent les plus grands moments de convivialité : la nécessité d'un grand nombre de personnes permet d'organiser des moments festifs.
 Aujourd'hui on fait la queue pour entrer dans l'opération : 50 personnes sont sur liste d’attente mais le pavillon de compostage est aujourd’hui au maximum de sa capacité.
 

À partir des questions posées, Isabelle Moréteau a précisé des conseils techniques concernant ce type de compostage: 
- Faire des apports azotés (épluchures et restes de repas) et des apports carbonés (Broyat de branchages) pour un bon équilibre. Il faut également une bonne aération, l’oxygène permet la décomposition par les bactéries et les champignons dans une première phase chaude (température à 70°) puis par les vers et insectes décomposeurs. 

- Il faut donc un bac à broyat à côté des bacs recueillant les bio-déchets des riverains. 

- Ne pas mettre de grandes quantités de tonte, ce qui entrainerait un pourrissement 

- La forte montée en température modifie les substances chimiques résultant du 
traitement par les pesticides. Le compost peut servir pour une agriculture bio. 

- Le tas de compost doit être autant que possible protégé de la pluie et du soleil. 
Il doit rester humide mais ne pas être lessivé par les pluies 

- Eviter de mettre du carton dans ce type de compost. On le met surtout pour le 
Lombric-compostage (apport de carbone). 
Risque d'odeurs désagréables ? Oui mais « naturelles » sauf s’il a pourrissement, il faut alors corriger le rapport azote/carbone.
 Comment trouver du broyat ? "J'aime le vert" le fournit actuellement. A terme l'idéal serait un accord avec les Espaces verts de Paris dans une logique de proximité. 
S'il y a trop de compost ? Le tas initial de déchets réduit de 80% en cours de maturation. L'amendement prévu en compost est de 20t par hectare. 
Le digestat issu du tri mécano biologique (TMB) dans une installation industrielle n'est pas du compost naturel, il contient encore du verre, du plastique, des produit dangereux pulvérisés en petites particules (c’est le procédé prévu dans le projet de construction d'une usine de TMB/méthanisation du centre de traitement d'Ivry- Paris13 associée à la reconstruction de l'incinérateur actuel). 
Le compost doit être fait à partir d'une collecte séparée des bio-déchets à la source, sans mélange avec d'autres ordures qui risqueraient de les polluer. 


La deuxième expérience concerne l’assistance aux cantines scolaires d’écoles primaires pour la mise en place d’un compost (Saint Gratien dans le Val D’Oise) par son entreprise Terre de Lombric. 
Les composteurs ont été construits à partir de palettes récupérées chez les commerçants du voisinage par des agents des services techniques de la ville. Les gestes au quotidien du tri des restes de cantine et de la mise au compost sont effectués par des élèves et des animateurs de cantine. 
Terre de Lombric a accompagné pendant un an le projet avec la formation au compostage du personnel de cantine, des animateurs qui encadrent le tri des déchets de cantine (tout ce qui n’est pas carné) et la pesée quotidienne des quantités mises à composter. 
C’est un projet Ville avec collaboration entre services municipaux, personnels de cantine et animateurs, tous liés à la ville commanditaire. C’est plus difficile pour les collèges qui dépendent du Département ou pour les lycées qui dépendent de la Région. 
Le broyat qui apporte le carbone nécessaire au compostage des aliments est fourni par le service des Espaces verts de la ville.
 Le compost obtenu qui ne peut être vendu pour des raisons administratives et juridiques est utilisé dans les jardins pédagogiques des écoles en priorité et dans les espaces verts de la commune.
 Problème : les professeurs des écoles ne sont pas encore impliqués compte tenu du créneau horaire. Ils pourront en faire une exploitation pédagogique pour des thèmes inscrits à leur programme. 
Jacqueline Chemaly, animatrice du café citoyen. 

Sites de référence : Compos13 

Terre de lombric 
Collectif 3R (0Réduire, Réutiliser, Recycler) 
ADEME (Agence du Développement et de la Maîtrise de l'Energie) 
http://www.ademe.fr/particuliers-eco-citoyens





L'espace symbolique du travail de jeunesse 
Alain Vulbeau (1)


La "jeunesse" est présentée comme une "question juvénile" ou comme la section "en âge" de la question sociale. La jeunesse est aujourd’hui localisée, maintenue, dans un « hors-jeu » social, économique, politique. De multiples contradictions, en cascade et en imbrication structurent la question juvénile, dans le sens d’une illisibilité de ses termes, d’une dispersion de ses références institutionnelles. Le texte proposé ne porte pas sur la question juvénile mais sur le sens des réponses apporté à cette question, à ce « hors-jeu ». Il s’agit d’une tentative de repérage des investissements symboliques placé sur la jeunesse à travers le travail pour, avec ou contre autrui. Mais l’article montre aussi la fécondité de cet espace « hors-jeu », en considérant le travail que la jeunesse effectue sur elle-même et les formes inattendues de manifestation qu’elle trouve pour en faire une question politique.

Mots-clefs : « travail de jeunesse », question juvénile, question sociale, place de la jeunesse, espaces d’exclusion,


Introduction 

La "jeunesse" comme thématique d'intervention sur un groupe spécifique, peut être présentée comme une "question juvénile" ou comme la section "en âge" de la question sociale. Dans ce cas, ce qui est problématisé, c'est la condition de possibilité des droits politiques liés à un contexte de non-droit social et plus précisément à des difficultés structurelles à entrer dans le monde du travail et, en conséquence, à "entrer dans la vie". Le présent texte ne va pas porter spécifiquement sur la question juvénile mais sur le sens des réponses apporté à cette question.
Sous l'expression "espace symbolique du travail de jeunesse", cet article a un double objet : d'abord, le repérage des investissements symboliques placés sur la jeunesse et, ensuite, la matérialisation de ces investissements dans une forme de prise en charge que nous nommons ici le "travail de jeunesse". Cette appellation est courante dans le vocabulaire du travail social européen sous le terme de Youth Work ; elle renvoie en général au contexte des interventions socioéducatives dans une perspective d'empowerment (2). Comme le terme est peu utilisé en français, nous nommerons "travail de jeunesse" l'ensemble des formes d'action sur les jeunes, quelles qu'en soient les institutions porteuses (enseignement, loisirs, santé, social, insertion, justice, culture, etc). Il y aurait à distinguer entre les grandes orientations normatives (jeunesse-ressource (3) versus jeunesse- menace (4) et l'opérationnalité de l'action publique, entre velléité politique (5), ingénierie sociale et terrains d'intervention (6) mais ce n'est pas l'objet de ce texte. Autrement dit, l'espace symbolique du Travail de Jeunesse est un grand ensemble sémantique où interagissent des formes abstraites comme des paradigmes et des formes concrètes comme des professionnalités et des dispositifs.


Question juvénile et politique de l'âge 

Rappelons brièvement à quel point la proposition de "question juvénile" est fragile en termes de fondement d'une politique publique de jeunesse. Le terme de "question juvénile" fait écho à celui de "question sociale" et le contexte d'usage de cette expression se trouve dans les mouvements sociaux et révolutionnaires du milieu du 19ème siècle (7). La problématique de la question sociale s'appliquait au prolétariat urbain assujetti au développement du capitalisme industriel. Il s'agissait d'interroger l'écart entre, d'une part, une égalité politique affirmée par la seconde République émergente, et d'autre part, une inégalité économique liée à l'exploitation de classe. C'est le droit du travail qui a permis de répondre à la question "comment réunir dans la même personne, voire dans un même régime, le citoyen et le travailleur ?".
Du côté de la jeunesse, le questionnement ne va pas de soi. Par analogie, on peut inscrire les jeunes dans une contradiction forte, notamment celle opposant des personnes formées et diplômées à une inégalité d'accès au travail. Dit autrement, il y aurait un droit au travail des jeunes, consécutif au droit à l'éducation. Mais les contours de la question juvénile ne sont pas aussi stables puisqu'une seconde problématisation s'y inscrit : celle de la contradiction entre la citoyenneté politique et l'exclusion du monde du travail. Pourtant, si la première problématisation (du droit à l'éducation au droit au travail) peut s'accrocher à celle de la question sociale, en revanche, la seconde (de la citoyenneté à la professionnalité) ne peut s'agripper qu'à un statut instable de citoyenneté juvénile et à l'ambivalence de politiques publiques centrées sur les emplois aidés.
La question juvénile est difficile à poser car elle se pose (au sens d'atterrir) à plusieurs endroits qui, pour le moment, ne font pas consensus. D'abord, il y a l'espace de la citoyenneté qui est traversé par la frontière de la majorité civile et qui donne lieu à un double discours. D'une part, avant 18 ans, on n'est pas citoyen ; on le devient naturellement à 18 ans révolus. D'autre part, la citoyenneté s'exerce très tôt de façon participative (cf., l'exemple des conseils d'enfants) et s'articule avec la citoyenneté représentative. Ensuite, il y a l'espace du droit au travail, également borné par une frontière mal définie. Lorsque l'on est en deçà du travail, c'est-à-dire au chômage, on a droit à une prise en charge de ce risque mais seulement à partir de 26 ans. La citoyenneté politique est en décalage avec la citoyenneté professionnelle. Ce décalage est encore accentué par l'âge légal de la "majorité hors- scolaire" qui est 16 ans. Ces contradictions, en cascade et en imbrication, structurent la question juvénile mais dans le sens d'une illisibilité de ses termes et d'une dispersion de ses références institutionnelles. Autrement dit, plus on trouve d'éléments constitutifs à la question juvénile et moins on arrive à la définir en termes de responsabilité politique. Ce que l'on pourrait appeler des indicateurs ou des critères, en terme d'outillage intellectuel pour produire du diagnostic, semble devenir des fétus et des brindilles de sens, hétérogènes et inutiles pour conceptualiser une éventuelle place.
La seule dimension qui apparaisse comme un élément constant est celle de l'âge mais il s'agit d'un critère ambivalent : il entretient le flou et se pose comme un déterminant faible. Les explications des sciences sociales se font le plus souvent par la mise en lumière de déterminants dont l'emprise interprétative est plus ou moins forte. Ainsi, la classe, le genre, la culture apparaissent comme des déterminants forts. Il n'en va pas de même pour l'âge et en particulier pour l'âge de la jeunesse qui semble une modalité d'explication faible ou plus précisément de second ordre. Alors que les jeunes sont marqués fortement par la précarité socio-économique, la catégorie de l'âge juvénile s'inscrit, de façon analogique, dans un régime de précarité interprétative. On pourrait dire que plus l'âge, comme variable cognitive, est faible et plus la précarité symbolique est forte. Poser la question juvénile c'est constater, en réponse indirecte, la prééminence de la police des âges sur la politique des âges (8).

Le travail de jeunesse, avec et sans les jeunes 

Le travail de jeunesse peut être considéré à partir de deux points de vue. Soit il est mis en oeuvre par les institutions, soit il s'agit du travail que la jeunesse effectue sur elle-même. Dans un texte précédent, nous avons rappelé trois catégorisations du travail institutionnel en direction des jeunes qui mettent en regard de grands processus sociaux (9). La première, nommée "travail sur autrui", est proposée par François Dubet (10) afin de caractériser des interventions sociales, éducatives ou sanitaires centralisées dans de grands programmes institutionnels qui se fondent d'abord sur la socialisation avant de mettre en jeu l'autonomie des acteurs. La seconde, nommée par Isabelle Astier (11) "travail avec autrui", décrit une forme d'action liée aux dispositifs d'insertion qui développent d'abord l'accompagnement de l'autonomie des acteurs pour déboucher ensuite sur leur socialisation. Enfin, à la différence des formes intégratives précédentes, le "travail contre autrui", s'intéresse aux formes pratiques de gestion de l'exclusion des jeunes. Ces trois modes d'intervention sont des formes de travail de jeunesse. Elles reposent, respectivement, sur des différences normatives fortes aux plans des fondements anthropologiques, des relations d'autorité, de la fabrique institutionnelle. Cependant, elles ont en commun d'être produites de l'extérieur de la juvénilité et de ne pas faire cas du travail que les jeunes peuvent faire sur eux-mêmes.
Le propos de ce texte étant de réfléchir aux dimensions symboliques, nous ne ferons donc pas d'inventaire des pratiques d'autonomie, d'engagement et de résistance (12) ou des modes de stigmatisations et d'évitement des jeunes (13). Nous insisterons sur des spécificités de mises en scène de ces différentes dimensions, à partir de deux exemples de mobilisation juvénile. Avec les masques de Génération Précaire et les mobilisations-éclair (flashmobs), nous allons voir comment des détails peuvent rendre compte de façon rapprochée (14) de la symbolique du travail de jeunesse.

Les masques de la précarité 

La mise en image d'une certaine jeunesse déviante se produit à l'intérieur de contraintes phénoménologiques spécifiques : d'une part témoigner de déviances juvéniles et d'autre part protéger les acteurs dans le cadre d'un droit à l'image. Cette ambivalence se manifeste par des formes de floutage qui cachent les visages. Cette technique, en vogue dans les documentaires télévisés, a pour effet explicite de ne pas révéler une personne spécifique mais, implicitement, d'exposer une typologie collective avec ses régularités comportementales, langagières, vestimentaires, etc. Nous avons analysé ce fait comme relevant du "travail contre autrui". Dans le registre d'un travail de jeunesse sur soi, on pourrait prendre l'exemple du collectif Génération Précaire, qui est actif depuis 2005 pour combattre le stage comme remplacement du premier emploi (15). Lors de leurs manifestations, les membres de ce groupe apparaissent avec des masques blancs, couvrant en général tout le visage, et parfois, seulement le regard (16). Cette problématique pose des questions d'interprétation puisqu'on pourrait la lire comme l'intériorisation d'un renoncement au visage, comme le signe de l'acceptation de la perte d'une individualité opérationnelle. Apparaître sous un masque blanc, et qui, de plus, affiche une neutralité affective, pourrait être l'exact opposé du visage "engageant" qui doit apparaître sur la photo du CV. En fait, le masque permet de révéler ce que devient le jeune, indifférencié, méprisé et sous-(ou non-)payé. Le masque n'est pas le fait d'une personne qui se cache mais au contraire qui s'expose et surtout expose la dépersonnalisation du jeune comme jeune travailleur. Le masque est le système d'affichage de la précarité qui ne devrait pas venir au grand jour et devrait rester un processus caché d'accès au travail. Le stagiaire masqué n'est pas seulement un justicier réparateur comme dans les bandes dessinées des Marvel Comics, c'est surtout le moyen d'afficher la résistance contre cet espace d'exclusion du travail qu'est le hors-salariat.

Les mobilisations en un éclair 

L'autre exemple concerne un mode de manifestation politique connu sous le nom de flashmob. Rappelons qu'il s'agit d'une mobilisation-éclair, beaucoup plus brève, plus drôle et plus poétique qu'une manifestation politique mais beaucoup plus politisée dans ses objets qu'une intervention artistique. Il s'agit, pendant un très bref instant, de l'envahissement d'un espace par un groupe qui va proposer un geste unique, démultiplié. Les acteurs du flashmob, invisibles en tant que tels avant l'action, le redeviennent, après coup. Le contexte des flashmobs peut être, entre autres, celui de l'impossibilité de la participation politique dans un environnement dictatorial (17) ou la contestation des médias (18).
Dans cette activité de flashmob, tout comme dans l'activité précédente, on pourrait voir là des formes de récupération, ou plus grave, le recodage de nouvelles aliénations (19). Ce qui nous intéresse dans le flashmob, c'est la création d'un espace spécifique hors-politique et hors-pouvoir. Cette activité est mixte puisqu'elle entremêle l'exhibition et l'anonymat, le culturel et le politique, le sérieux des causes et la dérision comme modalité d'action.

Le hors-jeu peut-il rentrer dans le jeu ? 

D'autres formes d'activisme juvénile pourraient constituer des objets pour notre problématique. Ainsi, la pratique des selfies, ludique et exhibitionniste, pourrait être mise en regard des masques blancs de Génération Précaire. Se masquer alors que la démocratie se fonde sur une reconnaissance de l'individu ; s'afficher de façon exponentielle alors que le droit à l'image permet de protéger l'anonymat. Est-ce qu'il ne faut pas voir là un jeu -sans doute immature- avec un fondement de la politique et la lutte pour la reconnaissance ? Dans un autre registre, l'été 2015 a vu se développer des pratiques sauvages d'ouverture de bouches d'incendies provoquant des centaines de geysers de rue. Au-delà de la canicule, comment interpréter ces émeutes liquides ? En 2005 on mettait le feu ; dix après, est-ce que "mettre l'eau" devient une pratique insurrectionnelle ? Là aussi, ne se trouve-t- on pas dans une forme de jeu déviant avec des formes d'occupation de l'espace urbain ?
Ces formes d'activisme mériteraient sans doute une présentation et des analyses plus approfondies mais elles nous apparaissent à travers ces quelques données comme suffisamment illustratives de ce que peut être le "travail de jeunesse sur soi", autrement dit, du travail que les jeunes font sur eux- mêmes. D'emblée, nous faisons un double constat : il s'agit de la place de la jeunesse et cette place est ailleurs que dans le monde institué. Des processus sociaux ont exclu plus ou moins progressivement des jeunes de places auxquelles il pouvait prétendre par le passé mais qui ne leur sont plus accordées aujourd'hui. De façon systématique, ils se retrouvent dans le hors-salariat, ou plus ponctuellement dans le hors-politique ou le hors-cité. Ce qui est remarquable c'est que, depuis ces espaces d'exclusion, les jeunes élaborent avec créativité des places collectives pour pallier celles qui leur manquent. La question qui se pose n'est pas seulement l'existence et la pertinence de ces mobilisations mais leur socialisation et leur accueil institutionnel. En effet, les masques blancs et les manifestations minimalistes composent les ingrédients d'un espace d'action autonome mais structurellement déviant. Pour reprendre la catégorie de G. Mauger, cet espace est protopolitique au sens où la qualification politique des masques blancs et des flashmobs est plus qu'incertaine (20). Mais, pour nous, il est également "patapolitique" (21) dans la mesure où les selfies et les émeutes liquides apparaissent dans le registre de solutions imaginaires voire utopiques.
Nous avons vu que la socialisation et l'autonomie étaient deux composantes d'un travail de jeunesse conçu à partir des institutions. Le problème est maintenant de comprendre comment ces activités générées par l'exclusion peuvent faire retour dans le monde "normal" et être socialisées. Autrement dit, comment elles peuvent être reconnues comme des formes acceptables ou négociables de travail de jeunesse sur elle-même. Dans ce cas, la balle n'est plus dans le camp de la jeunesse qui a fait suffisamment montre de patience, de résilience et de créativité, mais dans celui de la société et plus précisément dans le camp de l'action publique.

En conclusion 

Dans un texte historique, maintes fois cité, au moins au niveau de son titre, Pierre Bourdieu (22) interrogeait le statut de "la jeunesse" dans l'analyse sociologique. Tout en refusant à l'âge, le statut explicatif déterminant de la classe sociale, celui-ci faisait deux propositions. Premièrement, une certaine jeunesse pouvait être perçue à travers le groupe social des étudiants. Deuxièmement, les jeunes sont localisés, de par les spécificités de l'éducation, dans un hors-jeu social. Si l'on met en relation le hors-jeu social mis au jour par Bourdieu à la fin des années 70, avec les formes de hors- travail, de hors-cité et de hors-politique présentées supra, on peut constater l'extension de la surface sociale du "hors". Le hors-jeu n'est plus seulement un effet de la vie étudiante mais un espace composite où interagissent les mondes économiques, politiques, urbains et culturels. Cependant, ce hors-jeu n'est pas qu'un espace d'exclusion, c'est aussi un lieu de création, fondé sur le renversement de la soumission attendue en une autonomie aussi surprenante que féconde. D'une certaine manière, les flashmobs et les masques blancs témoignent d'un travail des jeunes sur eux-mêmes. Ce travail consiste à retourner les stigmates de la déviance en signes de compétence sociale. L'actualité de la question juvénile serait d'observer et d'analyser la façon dont les institutions "en charge" de la jeunesse, traitent le "hors-jeu" des jeunes. En font-elles un motif d'aggravation des déviances juvéniles voire un justificatif supplémentaire de leur exclusion ? Ou bien en profitent-elles pour co- élaborer le travail de jeunesse ? En tout cas, si l'on veut rendre la question juvénile compréhensible, il faudrait peut être commencer par écrire quelque chose de lisible...





1 Enseignant-chercheur, Centre de Recherche Éducation et Formation -CREF-, Université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense

2 Jean Spence, Carol Devanney, Youth work : voices of practice, Leicester : National Youth Agency, 2006 ; Conseil de l'Europe, Principes essentiels du travail de jeunesse, 2015, disponible sur www.coe.int 
3 Véronique Bordes, Alain Vulbeau, L'alternative jeunesse, Paris : L'Atelier, 2004

4 Régis Cortesero, Éric Marlière (dir.), Les émeutes de 2005, dix ans après, Agora, n°70, 2015

5 Valérie Becquet, Patricia Loncle, Cécile Van de Velde, Politiques de jeunesse : le grand malentendu, Paris : Champ social, 2012

6 Patrick Dubechot, DEIS, Diplôme ingénierie sociale, Paris : Vuibert, 2010
7 Jacques Donzelot, L'invention du social. Essai sur le déclin des passions politiques, Paris, Fayard : 1984 
8 Annick Percheron, René Rémond, Âge et politique, Paris : Economica, 1991

9 Alain Vulbeau, "Le travail contre autrui", in Boucher M., Penser les questions sociales et culturelles contemporaines : quels enjeux pour l'intervention sociale ?, Paris : L'Harmattan, 2010, p. 95-102

10 François Dubet, Le déclin de l'institution, Paris : Seuil, 2002

11 Isabelle Astier, Les nouvelles règles du social, Paris : Puf, 2007

12 Valérie Becquet, (dir.), Jeunesses engagées. coll. GERME, Paris : Syllepse, 2014

13 Alain Vulbeau, L'âge sécuritaire. Que faire des jeunes inéducables ?, Paris : L'Harmattan, 2014

14 Daniel Arasse, Le Détail : pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris : Champs, 2009

15 Raphaël et Simon de Génération précaire, "La grippe stagiaire". Le stage : syndrome d'une
société en crise, Mouvements, n° 47-48, 2006, p. 182-189 (disponible sur www.cairn-info) ; cf. également, www.generation-precaire.org 
16 cf., www.generation-precaire.org

17 Tatyana Shukan, Le flash-mob : forme d'action privilégiée des jeunes contestataires en Biélorussie, Raisons politiques, n° 29, 2008, p. 9-21 (disponible sur www.cairn-info)

18 Association Medium, Symptômes, Médium, n°3, 2005, p. 170-181

19 Bifo, Génération précaire : pour une critique de l'économie psychique du temps de travail cellularisé, Multitudes, n° 26, 2006, p. 165-172 (disponible sur www.cairn-info) 
20 Gérard Mauger, L'émeute de novembre 2005. Une révolte protopolitique, Bellecombe-en-Bauges : Éditions du Croquant, 2006

21 nous formons ce néologisme à partir du mot "pataphysique", invention d'Alfred Jarry pour désigner la science des solutions imaginaires ; cf. également, Jean Baudrillard, Pataphysique, Paris : Sens & Tonka, 2005 
22 Pierre Bourdieu, « La "jeunesse" n'est qu'un mot », dans Questions de sociologie, Paris : Minuit, 1984. p.143-154










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